Jour 2

7h30

Un filet de lumière déchire l’obscurité de la chambre d’hôtel. Les rideaux sont tirés, mais le jour s’infiltre, s’insinue, serpente jusqu’au sommeil. Réveil. Stop. Il est trop tôt. Envie de dormir. Encore. De paresser. De rester, étendue, ruisselante de rêves et de nuit. L’aurore s’efface sur mon corps. Je m’étire. J’ouvre les yeux. Je les referme. Quelques promesses, quelques prières secrètes sous l’oreiller. Je rêve d’une bouche perlant les premières rosées du désir. Je rêve de cette bouche qui sait me faire jouir. De repos et de paix. Éblouie par mes traces de chagrin endormi. Au bord de toutes mes folies.

7h45

J’enfile mes baskets et attache mes cheveux. Courir. Transpirer. Je descends pour profiter de la salle de sport. Sans doute la seule dont je pourrais profiter durant ce voyage.

11h00

Valises et sacs à dos refermés, j’enfile manteau et bonnet. Prête pour le check out. C’est alors que le tiraillement familier dont je souffrais depuis quelques heures s’intensifie brutalement. La douleur s’étire et traverse mon corps avec suffisance. Elle semble me foutre un couteau sous la gorge. Non, elle le plante sans sommation et avec anarchie. Je repose mes affaires et me dirige vers les toilettes. Défaite. La vie semble vouloir me hurler qu’elle ne m’oublie pas. Ou se foutre totalement de moi… Je ne comprends pas. Dix jours d’avance. Je laisse quelques cadavres derrière moi. Ténèbres rouge et sybillin. Déchirant le ventre, le sexe et les reins. Cette sève de femme, faite de rouille et d’or, s’affirme avec puissance et arrogance dans les bas-fonds de mon corps. 

Soupire.

J’avale l’anti-inflammatoire qui convient à ce genre de situation. Je reste calme. Je n’ai pas d’autre choix que de subir cette punition.

11h10

La voiture démarre. Le siège chauffant caresse ma douleur. 


Rovaniemi, Finlande.

La route déroule un ruban de goudron et de neige. Les images défilent. Les mots s’écrivent. Des maisons rouges semblent avoir poussé dans la poudreuse. Comme des habitations rescapées et désolées. Refusant d’être avalées par l’hiver. Je m’imprègne de l’atmosphère. Mes yeux dévorent le paysage. Mes doigts courent sur mon clavier. J’aimerais pouvoir me partager. Me scinder en deux afin d’être capable de vivre et de sauvegarder ces instants. Je ne suis pourtant pas dans l’un, ni dans l’autre, puisque j’existe, un peu, dans les deux. C’est une crainte que j’ai et qui ne passe pas : la peur qu’en ratant des fragments de vie, mon existence perde en intensité et en importance. Alors je ne peux m’empêcher d’écrire. De raconter. De prendre une photo avec les mots. 

16h…et quelques

Nous arrivons à la location et prenons possession des lieux. Les maisons de bardage clair sont englouties par la neige. Les allées sont dégagées mais la glace a remplacé le bitume. Notre maison semble avalée par la poudreuse qui s’entasse sur le côté des allées et dans ce qui doit être le jardin.

Après quelques courses rudimentaires, nous rentrons nous détendre, au chaud, et nous rassasier.  La soirée s’étire. Une playlist Soft Rock résonne dans le salon. La nuit noire perce les vitres sans volet.

Je me déshabille, enfile ma culotte de maillot de bain, mouille mon corps et entre dans le sauna. J’aime ces instants avec moi-même. Je me repose. Le sauna est un endroit où je ne prends ni livre, ni instrument numérique. Il n’y a même pas de musique. J’y entre avec mon corps, sain ou malade, avec mon chaos et mes secousses, avec ma sensibilité aussi absurde soit-elle. Je m’assois. Je ferme les yeux. Je me concentre sur ma respiration. Je peux être aussi déchirée que je le veux. Je peux prendre feu. Lorsque les gens sont éraflés par des émotions, j’en suis, à la différence, totalement écartelée. Alors je me concentre sur mon souffle et je fais en sorte de ne penser à rien. Penser à rien. Un des plus gros défis de ma vie. 

La méditation.

Je respire avec régularité. Je plonge à l’intérieur de moi. On dirait que ce souffle me nettoie. La chaleur mord dans mon corps sans se restreindre. Un peu comme la douleur menstruelle qui ne me quitte pas. Mes cheveux sont relevés, la sueur coule le long de ma nuque, s’attarde sur mes seins nus, et s’étale le long de toute la peau. Je contemple mes vagues intérieurs et les flaques de maux.

Je cherche, je trouve, je m’agrippe, je serre cette femme au fond de moi. Je ne veux pas la laisser repartir. La laisser disparaître de nouveau et entièrement. Pourtant, j’ai comme la sensation étrange de continuer à la perdre encore et en corps. Comme si ça ne s’arrêtait plus. Comme si le fait de la laisser mourir une fois, la condamnait, d’une certaine manière, à disparaître éternellement.

Je viens de passer une année et un été où respirer me demandait un effort constant. J’étais fatiguée. Épuisée. Vide. Alors j’ai fait des choix. Des putains de choix dans lesquels je me suis engouffrée en hurlant et en reprenant ma respiration. Parce que c’était inévitable. Sinon j’allais mourir. Non, je mourrais. Déjà. Je dégringolais vers cette obscurité sans fond. 

J’avais perdue la femme en moi, sous des couches d’habitude, de rancoeurs et de frustrations.

Cette femme ; indomptable et insatiable, qui dort en moi. Cette sorcière à la puissance insoumise. Que j’avais tué pour tout un tas de raisons. Sans le vouloir. Comme par obligation. Un peu comme si on l’avait assise de force et qu’on l’avait ligotée, bâillonnée et enfermée dans une pièce noire et sans fenêtre ; condamnée à vivre dans un silence assourdissant, en ne disposant d’aucun pouvoir pour s’exprimer.

Alors perdue pour perdue…

Je pointe l’arme sur ma putain de tête. Et je m’explose le crâne. 

Je ne pense plus.

Je ne sens plus.

Fin de la scène.

Noir.

Voilà à quoi ressemblait ma vie, il y a quelques mois. 

Je verse de l’eau sur les pierres. Une bouffée de chaleur envahit la petite pièce de bois. Je sens les por(t)es de ma peau s’ouvrir. Comme si mon corps lui-même se laissait aller et acceptait que la chaleur le transperce.

A.C.C.E.P.T.A.T.I.O.N

Ce mot. 

Il est à la fois un ennemi et un délice. Se soumettre dans se briser. A l’instar de traverser.

J’ai accepté tant de choses qui m’ont abîmée. J’ai accepté d’être en tort aussi. Et d’être perdue. J’ai accepté d’être vaincue. Autant que de gagner en vécu.

L’acceptation. J’en ai besoin. Besoin de sentir qu’on accepte tout de moi. Sans ça, je ne me sens pas en sécurité. Voilà les leçons que j’ai tiré. Inventer sans cesse nos rapports et nos corps, tout ce qui dort… en moi. En l’autre.

Je suis bien ici. La sueur se mélange au questionnement intérieur. Mon sel embrasse les possibles réponses, qui vont, viennent, repartent…

Je me sens comme une vague. Une femme vague. Qui repousse et qui attire. Sans cesse. Qui chavire… entre douleur et plaisir.

De nouveau de l’eau sur les pierres brûlantes. Une vapeur s’échappe immédiatement de la résistance pour envahir encore la pièce de bois.

Je reste encore un peu avec moi.

23h00

La chasse aux aurores

Nous enfilons nos vêtements à la hâte et par-dessus nos pyjamas. Le ciel se tord sous nos yeux. Il semble gémir, comme s’il contenait toutes les douleurs et les merveilles du monde. Un mélange de nacre, d’émeraude et d’opale déforme l’obscurité. Un caprice du hasard qui embrasse le destin. La nuit ouvre sa bouche pour engloutir nos folies et nous offrir ses larmes d’éternité. Nous restons là, devant la maison, bouche bée.

C’est parti…

Nous grimpons en voiture et nous enfonçons dans la nuit.

La température ne cesse de baisser.

La neige. La nuit. La route. La lumière polaire. Je suis assise côté passager. Le visage en l’air. Je suis en train de réaliser ce qui, pas plus tard que quelques minutes, n’était qu’un de mes plus grand rêve. Je pourrais en pleurer. Peut-être que je le fais. Je ferme quelques secondes les yeux. Comme pour imprégner ce moment à mon corps et mon esprit. Je les rouvre vers la route. Je pourrais y passer ma vie. 

Je suis en apnée. J’ai comme envie de prier le monde. Le remercier.

Nous nous arrêtons au bord d’un lac gelé. La lune n’est plus qu’un morceau de lumière pendu dans la nébuleuse. Elle fauche la nuit et tranche mes émotions avec autant de brutalité que d’admiration. A quelques pas des petites maisons de bois ouvertes et accessibles à tous. Je m’avance sur cette étendue gelée et déserte. Au bord, quelques humains qui ne se connaissent pas forcément et semblent s’être donnés rendez-vous. A croire que le ciel maîtrise bien d’autres choses que les marées. A croire qu’il invoque en nous des forces obscures et ignorées. Qu’il nous commande de nous courber sous ses extravagances et ses délivrances

-17°

J’entre dans la Grillkota. Deux hommes sont déjà là. Ils ont allumé un feu. Je les salue. Je ne sens plus mes doigts. J’ai mal aux pieds. Je me recroqueville près du foyer et y approche mes mains. Ça fait du bien… 

Seul le feu a le pouvoir imposant de nous réchauffer. Rien ne peut l’égaler. Je reste assise à me délecter de ce moment. J’aimerais rester là longtemps.

Le froid sévère et intraitable nous pousse à reprendre la route. Nous nous décidons, à regret, de rentrer. 

Je me couche encore émerveillée. Demain, nous irons marcher. On se rendra ensuite au village du grand Monsieur en rouge et blanc. Encore un joli rêve d’enfant…